Carte Postale de la Baie Carroll

Le 6 février, en fin d’après-midi, dans un canal au large de la péninsule occidentale de l’Antarctique. Nous avons laissé les icebergs à la haute mer et nous nous frayons un chemin dans une banquise qui ne résiste pas à la puissance des 42 Mégawatts de notre brise-glaces. Au bout d’un moment, le Commandant Patrick Marchesseau fait couper les moteurs et une équipe d’expédition descend pour s’assurer que la glace supportera le poids de 200 personnes à qui il sera proposé une promenade de mise en forme avant l’heure de l’apéro.

Nous enfilons pantalons, bottes et parkas et nous voilà descendant l’échelle de coupée pour débarquer au bas du Commandant Charcot. Se promener sur la banquise n’est pas de tout repos parce que la consistance (dure ou molle) du tapis neigeux au-dessus de la couche de glace n’est pas uniforme en cette saison estivale : il faut, tant que faire se peut, marcher dans les traces de ceux qui ont balisé la promenade et tenter de maintenir un équilibre précaire si un pied s’enfonce plus que l’autre. Sans oublier de lever la tête de temps à autre et profiter du paysage qui, hormis la masse imposante de notre navire, relève plutôt d’un tableau vanté par Yasmina Reza.

Le lendemain, 7 février, nous avons rejoint Stonington Island, plus loin au sud-est au large de la Péninsule. Les zodiacs nous débarquent pour de nouvelles promenades sur ce qui fut, au siècle dernier, une base scientifique américaine. Le vent s’est levé, le temps s’est rafraîchi et il y a cinquante nuances de bleus et de gris dans les cirques montagneux qui nous entourent. De temps à autre, un bruit fait froid dans le dos, celui causé par le détachement de pans entiers de glace s’effondrant dans la mer. En fin de matinée, le ciel s’assombrit plus encore et nous devons lever l’ancre pour passer dans un couloir calme entre deux dépressions, rejoindre la haute mer et filer vers le sud.

Le mauvais temps nous oblige à faire l’impasse, ce 8 février, surune visite planifiée à l’île Charcot et de pousser bien plus loin encore vers le sud-est. Ce qui nous amène, ce 9 février, à la Baie Carroll à 73°15’, la latitude la plus basse jamais atteinte par un navire de cette Compagnie. Nous sommes au bout de la péninsule occidentale (côté sud). Si nous voulions, comme en 1912 et à la manière de l’Anglais Scott et du Norvégien Amundsen, faire la course jusqu’au centre du continent, il nous faudrait descendre du navire et marcher près de 2.000 kilomètres en maintenant un cap est-sud-est. Compter un supplément pour les traîneaux. Plus cher avec les chiens.

Belle et passionnante conférence à bord assurée hier par CécileManet, naturaliste de la Compagnie, qui nous explique le pourquoi et le comment de la victoire d’Amundsen et la désastreuse planification de Scott qui, avec 4 de ses camarades,périra sur le chemin du retour, à quelques kilomètres seulement de leur point de ravitaillement. Puissions-nous, le moment venu,affronter la mort avec la sérénité affichée par Lawrence Oates, un des compagnons de Scott. Un soir, se sachant condamné par des gelures aux pieds et ne souhaitant pas être un fardeau pour son équipe, il a prévenu ses compagnons qu’il sortait un momentde leur tente … et il s’est enfoncé dans le blizzard à moins 40 degrés Celsius, un peu à la manière des vieillards inuit qui, en bout de course, ne veulent pas devenir une charge pour leur communauté. Lawrence Oates, un homme pour l’éternité …

Plus d’un siècle à passé. Nous sommes ici dans un monde de silence et, sans pour autant jouer notre vie, nous nous enfonçons sur la banquise où nous laissons sur notre gauche un phoque qui a peut-être la gueule de bois tandis que sur notre droite, on devine le clapotis des vagues de la baie mais, surtout, on entend le souffle d’une baleine qui passe à proximité du rivage ; plus loin encore, deux empereurs s’en vont marcher, accompagnés par une cour de manchots Adélie où, entre eux, les règles de préséance semblent encore faire l’objet d’âpres négociations.

En début d’après-midi, le navire scientifique britannique Sir David Attenborough nous lance un SOS. Il est coincé dans la glace : pouvons-nous venir creuser un chemin dans la banquiseet lui éviter 24 heures de manœuvres coûteuses et difficiles ? Et le Commandant Marchesseau, à la barre d’un navire battant pavillon tricolore, de changer de cap pour porter secours à un vaisseau de sa Gracieuse Majesté. Et d’effacer ainsi deux cents ans de rancœurs remontant à Aboukir et Trafalgar.

Ainsi va le monde ce mercredi, par 73° de Latitude Sud et 78° de Longitude Ouest.

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La vie est un long fleuve tranquille
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2 commentaires pour Carte Postale de la Baie Carroll

  1. Dominique Blieck dit :

    C’est passionnant !

    Dominique Blieck

  2. uguen dit :

    un Passionné pour un Passionnant récit !

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